[ Pobierz całość w formacie PDF ]
m'étais éveillé à la vie latente des choses. J'escaladais aussi des montagnes plus hautes et plus inaccessibles
que celles où le berger menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que j'arrachais à mon
instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du rossignol amoureux de la rose: Je m'égosille toute la nuit
pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Pour elle? je ne savais pas son nom, je ne connaissais pas son
visage, mais qu'elle existât je n'en doutais point. Et, phénomène singulier, ce n'était déjà plus Nazzarena,
comme si la fidélité était encore une chaîne à briser.
LIVRE IV 122
La Maison
Avec le secours de la musique ou celui de la pensée, je me construisais un palais où nul n'était admis à me
visiter: on me croyait présent et simplement distrait quand j'avais gagné ma solitude, le seul lieu où je fusse
véritablement moi-même. Cette faculté de concentration m'interdisait l'amitié. Aucun camarade ne fut admis
à se lier avec moi, de sorte que la famille même contre laquelle je m'insurgeais me représentait l'humanité à
elle seule.
Ainsi toutes les graines jetées pendant ma convalescence germaient en moi, à quelques années d'intervalle.
J'étais libre en dedans et personne ne s'en doutait. Mes parents étaient satisfaits de mes places et de ma
conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et à l'abri de cette réputation je me laissais couler
paisiblement dans un heureux état où je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et qui devait approcher
de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, mais elles comptaient si peu auprès de ma vie intérieure. Quand
je retournais chez moi, aux vacances, mon indifférence, ma froideur surprenaient, contristaient les miens. Ils
l'attribuaient, ne pouvant la comprendre, à de la timidité, de la retenue qui étaient dans mon caractère, et ils se
multipliaient pour me contraindre à rentrer dans la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'à m'éloigner
davantage. Le rire de Louise, qui était maintenant la fleur de la maison, ne me dégelait pas plus que les
exhortations martiales et pour moi agaçantes de Bernard en congé. Et quant à mes deux cadets, Nicole et
Jacquot, je leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'évitaient: après les avoir découragés, il ne me
restait qu'à me froisser de leurs mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant une
explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouvé celle-ci:
Il est si distingué!
Mon père, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, essayait sous toutes les formes de reprendre
avec moi la conversation que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des élections. Il me voyait,
avec un secret déplaisir que je sentais et qui, par esprit de contrariété, m'ancrait dans mon attitude, fermer les
yeux sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce fussent l'histoire, le passé, la tradition, les
lois, les moeurs, l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les études abstraites, la
philosophie, les mathématiques, ou m'absorber plus complètement encore dans la musique, monde imprécis et
sans lignes arrêtées dont il redoutait les mirages. Atteint par le départ de Mélanie et d'Etienne, par l'absence de
Bernard qui n'était revenu passer quelques mois à la maison que pour repartir à destination du Tonkin où la
guerre ne finissait pas, il aurait souhaité de causer intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je
l'écoutais courtoisement, je lui répondais à peine, et il ne pouvait se méprendre à mon silence ou à mon air
distant. Il ne cessait de me montrer, dans toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la
supériorité que distribue une vision nette des réalités. Ce qu'il dut dépenser d'intelligence, de tact, de
diplomatie même dans cette poursuite où je me dérobais sans cesse, je m'en rends compte par le souvenir.
Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces promenades qui me pesaient et m'en rappelaient
d'autres plus chères; ils s'intéressaient à cette conversation qui tournait presque au monologue, et plus tard j'ai
retrouvé sur eux l'empreinte de cet enseignement dont ils ont tout naturellement bénéficié, tandis que j'y
voulus être réfractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, soudain plus impérieuse, cet accent qui, dans
un jour fameux, m'avait secoué jusqu'aux moelles, et je m'attendais à l'entendre comme alors: Mais
comprends-moi donc, pauvre petit! Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir... Puis la voix
irritée se modérait, ou bien elle se taisait. Mon père avait mesuré l'inutilité de sons insistance.
Je savais aussi me dérober affectueusement aux sollicitations de ma mère, qui recherchait mes confidences et
qu'affligeait ma tiédeur religieuse:
Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est nécessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai
au monde.
Cependant j'avais habilement réussi à me rapprocher de grand-père sans éveiller de soupçons. Nous faisions
de la musique ensemble. Il tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous discutions des
LIVRE IV 123
La Maison
heures entières sur une sonate ou une symphonie. Ainsi l'avais-je admiré jadis, au Café des Navigateurs,
s'isolant avec Glus. Si l'un ou l'autre voulait se mêler à notre conversation, nous le toisions avec impertinence
comme un profane incapable d'un avis sérieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous:
elle nous appartenait et par elle nous rétablissions notre ancienne intimité.
J'atteignis ainsi le début de ma dix-huitième année, lorsque survint l'événement qui devait décider de ma vie.
Les baccalauréats m'avaient couvert d'honneur, et je me préparais à l'École Centrale depuis un an, sans une
attraction particulière, et même avec un détachement parfait. Un certain goût pour les sciences naturelles,
volontairement délaissé, avait quelque temps donné à mon père l'illusion que je reviendrais à mes projets
d'enfant et le continuerais lui-même un jour. Mais j'avais choisi la carrière d'ingénieur parce qu'elle me
séparait de la maison et que j'y serais mon maître...
Lorsque nous annoncions notre retour, la première silhouette que nous ne manquions jamais d'apercevoir sur
le quai de la gare, c'était celle de mon père accouru à notre rencontre. La paternité, véritablement, illuminait
son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitté la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait
chaque fois les bras comme s'il me retrouvait après m'avoir perdu. Ces effusions en public me paraissaient
bien bourgeoises et je m'y dérobais avec art.
On était à la fin de juillet. Mes examens passés, je revenais pour les vacances. Après m'avoir tout froissé en
me serrant sur sa poitrine, mon père me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous nous
engageâmes dans le chemin de la maison qui était à l'autre extrémité de la ville et comme en dehors, ainsi que
je l'ai décrite. [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]
zanotowane.pl doc.pisz.pl pdf.pisz.pl szkicerysunki.xlx.pl
m'étais éveillé à la vie latente des choses. J'escaladais aussi des montagnes plus hautes et plus inaccessibles
que celles où le berger menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que j'arrachais à mon
instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du rossignol amoureux de la rose: Je m'égosille toute la nuit
pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Pour elle? je ne savais pas son nom, je ne connaissais pas son
visage, mais qu'elle existât je n'en doutais point. Et, phénomène singulier, ce n'était déjà plus Nazzarena,
comme si la fidélité était encore une chaîne à briser.
LIVRE IV 122
La Maison
Avec le secours de la musique ou celui de la pensée, je me construisais un palais où nul n'était admis à me
visiter: on me croyait présent et simplement distrait quand j'avais gagné ma solitude, le seul lieu où je fusse
véritablement moi-même. Cette faculté de concentration m'interdisait l'amitié. Aucun camarade ne fut admis
à se lier avec moi, de sorte que la famille même contre laquelle je m'insurgeais me représentait l'humanité à
elle seule.
Ainsi toutes les graines jetées pendant ma convalescence germaient en moi, à quelques années d'intervalle.
J'étais libre en dedans et personne ne s'en doutait. Mes parents étaient satisfaits de mes places et de ma
conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et à l'abri de cette réputation je me laissais couler
paisiblement dans un heureux état où je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et qui devait approcher
de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, mais elles comptaient si peu auprès de ma vie intérieure. Quand
je retournais chez moi, aux vacances, mon indifférence, ma froideur surprenaient, contristaient les miens. Ils
l'attribuaient, ne pouvant la comprendre, à de la timidité, de la retenue qui étaient dans mon caractère, et ils se
multipliaient pour me contraindre à rentrer dans la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'à m'éloigner
davantage. Le rire de Louise, qui était maintenant la fleur de la maison, ne me dégelait pas plus que les
exhortations martiales et pour moi agaçantes de Bernard en congé. Et quant à mes deux cadets, Nicole et
Jacquot, je leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'évitaient: après les avoir découragés, il ne me
restait qu'à me froisser de leurs mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant une
explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouvé celle-ci:
Il est si distingué!
Mon père, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, essayait sous toutes les formes de reprendre
avec moi la conversation que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des élections. Il me voyait,
avec un secret déplaisir que je sentais et qui, par esprit de contrariété, m'ancrait dans mon attitude, fermer les
yeux sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce fussent l'histoire, le passé, la tradition, les
lois, les moeurs, l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les études abstraites, la
philosophie, les mathématiques, ou m'absorber plus complètement encore dans la musique, monde imprécis et
sans lignes arrêtées dont il redoutait les mirages. Atteint par le départ de Mélanie et d'Etienne, par l'absence de
Bernard qui n'était revenu passer quelques mois à la maison que pour repartir à destination du Tonkin où la
guerre ne finissait pas, il aurait souhaité de causer intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je
l'écoutais courtoisement, je lui répondais à peine, et il ne pouvait se méprendre à mon silence ou à mon air
distant. Il ne cessait de me montrer, dans toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la
supériorité que distribue une vision nette des réalités. Ce qu'il dut dépenser d'intelligence, de tact, de
diplomatie même dans cette poursuite où je me dérobais sans cesse, je m'en rends compte par le souvenir.
Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces promenades qui me pesaient et m'en rappelaient
d'autres plus chères; ils s'intéressaient à cette conversation qui tournait presque au monologue, et plus tard j'ai
retrouvé sur eux l'empreinte de cet enseignement dont ils ont tout naturellement bénéficié, tandis que j'y
voulus être réfractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, soudain plus impérieuse, cet accent qui, dans
un jour fameux, m'avait secoué jusqu'aux moelles, et je m'attendais à l'entendre comme alors: Mais
comprends-moi donc, pauvre petit! Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir... Puis la voix
irritée se modérait, ou bien elle se taisait. Mon père avait mesuré l'inutilité de sons insistance.
Je savais aussi me dérober affectueusement aux sollicitations de ma mère, qui recherchait mes confidences et
qu'affligeait ma tiédeur religieuse:
Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est nécessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai
au monde.
Cependant j'avais habilement réussi à me rapprocher de grand-père sans éveiller de soupçons. Nous faisions
de la musique ensemble. Il tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous discutions des
LIVRE IV 123
La Maison
heures entières sur une sonate ou une symphonie. Ainsi l'avais-je admiré jadis, au Café des Navigateurs,
s'isolant avec Glus. Si l'un ou l'autre voulait se mêler à notre conversation, nous le toisions avec impertinence
comme un profane incapable d'un avis sérieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous:
elle nous appartenait et par elle nous rétablissions notre ancienne intimité.
J'atteignis ainsi le début de ma dix-huitième année, lorsque survint l'événement qui devait décider de ma vie.
Les baccalauréats m'avaient couvert d'honneur, et je me préparais à l'École Centrale depuis un an, sans une
attraction particulière, et même avec un détachement parfait. Un certain goût pour les sciences naturelles,
volontairement délaissé, avait quelque temps donné à mon père l'illusion que je reviendrais à mes projets
d'enfant et le continuerais lui-même un jour. Mais j'avais choisi la carrière d'ingénieur parce qu'elle me
séparait de la maison et que j'y serais mon maître...
Lorsque nous annoncions notre retour, la première silhouette que nous ne manquions jamais d'apercevoir sur
le quai de la gare, c'était celle de mon père accouru à notre rencontre. La paternité, véritablement, illuminait
son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitté la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait
chaque fois les bras comme s'il me retrouvait après m'avoir perdu. Ces effusions en public me paraissaient
bien bourgeoises et je m'y dérobais avec art.
On était à la fin de juillet. Mes examens passés, je revenais pour les vacances. Après m'avoir tout froissé en
me serrant sur sa poitrine, mon père me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous nous
engageâmes dans le chemin de la maison qui était à l'autre extrémité de la ville et comme en dehors, ainsi que
je l'ai décrite. [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]